VI
Roger Eyre se releva et regarda Leo Tincrowdor. Les deux hommes se tenaient près de la lisière d’un champ de maïs, en bordure de Little Rome Road.
— Ce sont bien les traces d’un félin, dit-il. Un grand félin. Si je ne savais pas que c’est impossible, je dirais qu’elles ont été laissées par un lion ou un tigre. Et capable de voler, en plus.
— Tu étudies la zoologie, tu dois t’y connaître, dit Tincrowdor avant de scruter le ciel. Il va pleuvoir, j’espère que nous aurons quand même le temps de faire des moulages. Si nous retournions chez toi chercher du plâtre...
— Non. Ça va être une pluie d’orage. Elle va effacer.
— Bon sang, j’aurais au moins dû emporter un appareil-photo. Mais je n’imaginais pas trouver des preuves matérielles comme celles-ci. Ton père n’est pas fou et ce rêve... Je me doutais que c’était autre chose.
— Vous devez plaisanter.
Tincrowdor tendit la main vers les traces imprimées dans la boue.
— Ton père se rendait en voiture à son travail lorsqu’il s’est soudain arrêté ici. Trois hommes se trouvant dans un véhicule qui suivait à quatre cents mètres derrière en furent témoins. Ils le connaissent, ils travaillent chez Trackless. Ils s’arrêtèrent eux aussi, lui demandèrent s’il était en panne. Il marmonna quelques mots inintelligibles puis tomba en catatonie. Tu crois qu’il s’agit d’une simple coïncidence ?
Dix minutes plus tard, dans le hall de l’Adler Sanitorium, l’écrivain déclarait à son compagnon :
— J’ai connu Croker à l’Université, j’obtiendrai peut-être de lui des confidences qu’un autre médecin ne me ferait pas. Il considère mes livres comme des fadaises mais nous sommes tous les deux membres des Irréguliers de Baker Street et nous jouons ensemble au poker deux fois par mois. Je crois qu’il a de la sympathie pour moi. Laisse-moi lui parler, et pas un mot de notre découverte. L’idée pourrait lui venir de nous enfermer, nous aussi.
Comme Mavice, Morna et Glenda sortaient à cet instant du bureau du médecin, Tincrowdor leur dit qu’ils les rejoindrait dans une minute, après avoir parlé à Croker. Il franchit la porte et lança :
— Salut, Jack. Les macchabées se portent bien ?
Croker était un homme de grande taille, presque trop séduisant, une sorte de Tarzan qui aurait mangé trop de bananes ces derniers temps. Après avoir serré la main du romancier, il répondit avec une pointe d’accent anglais :
— Évitons les plaisanteries fumeuses, s’il te plaît.
— Désolé. Plaisanter est une façon de me protéger, expliqua Tincrowdor. Tu dois vraiment être très inquiet pour Paul.
— La porte s’ouvrit sur Morna, qui entra en disant :
— Jack, tu m’as fait signe de revenir seule. Que se passe-t-il ?
— Promettez-moi de ne rien dire à la famille ou à qui que ce soit, demanda Croker. (Il désigna de la main un microscope.) Jetez donc un coup d’œil. Toi d’abord, Morna, tu es laborantine. Leo ne comprendrait rien à ce qu’il verrait.
Morna se pencha au-dessus de l’appareil, fit les réglages nécessaires, regarda une dizaine de secondes et s’écria :
— Seigneur Dieu !
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Leo.
— Je n’en sais rien, murmura sa femme en se redressant.
— Moi non plus, avoua Croker. J’ai consulté mes livres et comme je m’y attendais, je n’y ai rien trouvé de tel.
— Laisse-moi regarder, dit Leo. Je ne suis pas aussi ignare que tu le crois.
Quelques minutes plus tard, il se redressa à son tour.
— Je ne sais pas ce que sont les autres trucs, les cellules orange, rouge, lilas, bleu foncé et violet, mais je sais qu’il n’existe pas d’organisme ayant la forme d’une brique aux extrémités arrondies et une couleur jaune vif.
— Il n’y en a pas seulement dans son sang mais aussi dans ses tissus, reprit le médecin. Mon laborantin les a découvert en procédant à une analyse de routine. Ils semblent enrobés d’une substance cireuse imperméable aux colorants. J’en ai placé quelques-uns dans une gélose au sang et ils paraissent s’y trouver bien, quoiqu’ils ne se multiplient pas. J’ai passé la nuit à faire d’autres analyses. Eyre est en parfaite santé mis à part son état de prostration mentale. Je ne sais qu’en conclure et, à dire vrai, je suis effrayé.
C’est pourquoi je l’ai isolé des autres malades. Toutefois, je ne veux alarmer personne pour l’instant, je n’ai aucune preuve qu’il constitue un danger pour quiconque. En tout cas, son corps grouille d’organismes complètement inconnus. C’est une situation bougrement délicate car nous n’avons aucun précédent sur lequel appuyer.
Morna éclata en sanglots.
— S’il sort de sa catatonie, tu n’auras aucun moyen de le garder ici, fit observer Tincrowdor.
— Aucun moyen légal, convint Croker.
Morna renifla, essuya ses larmes, se moucha et dit :
— Ces organismes disparaîtront peut-être tout seuls, nous laissant avec un nouveau mystère médical.
— J’en doute, objecta Leo. A mon avis, nous en sommes seulement au début.
— Autre chose, reprit Croker. Epples, l’infirmière qui s’occupe de lui, a le visage criblé d’acné. Je devrais dire avait. Elle est entrée dans sa chambre pour voir comment il allait et lorsqu’elle est ressortie, elle avait la peau aussi lisse qu’un bébé.
Il y eut un long silence que Tincrowdor finit par briser :
— Tu veux dire que Paul Eyre a accompli un miracle ? Mais il n’était même pas conscient et...
— J’étais stupéfait mais je suis un homme de science. Peu après que Epples, au bord de l’hystérie, m’eut raconté son histoire, je constatai qu’une verrue que j’avais à un doigt avait disparu. Et je l’avais encore juste avant d’examiner Eyre, j’en suis sûr.
— Allons, Jack ! protesta Morna.
— Je sais, je sais. Il y a plus. Nous avons ici un infirmier nommé Backers, une sorte de gorille que j’ai dû réprimander à plusieurs reprises pour sa brutalité. Sans en avoir de preuve, je le soupçonnais en outre d’être délibérément cruel avec certains de nos malades les plus turbulents. Je le surveillais depuis quelque temps et je l’aurais renvoyé depuis longtemps s’il n’était pas aussi difficile de recruter du personnel.
Peu après avoir quitté Eyre, Epples, qui ne savait pas encore que ses traces d’acné avaient disparu, retourna à la chambre et y surprit Backers enfonçant une aiguille dans la cuisse de Eyre. Ce dernier prétendit par la suite qu’il soupçonnait le malade de jouer la comédie mais il n’avait en tout cas rien à faire dans sa chambre. Epples allait l’en faire sortir quand Backers porta les mains à son cœur et s’effondra. L’infirmière m’appela et lui fit du bouche à bouche jusqu’à mon arrivée. Je lui fis une piqûre d’adrénaline et, une demi-heure plus tard, il raconta ce qui était arrivé.
Or Backers n’a jamais eu aucun trouble cardiaque et l’ECG que je lui ai fait montre que son cœur est normal. Je...
— Attends, coupa Tincrowdor. Voudrais-tu dire que Eyre est capable de guérir ou de tuer ? Par projection mentale ?
— Je ne sais ni comment il fait ni pourquoi. Dans le cas de Backers, j’aurais cru à une simple coïncidence s’il n’y avait eu l’acné de Epples et ma verrue. J’ai additionné deux et deux, j’ai décidé de tenter une petite expérience. Je sentais un peu idiot de faire cela mais hommes de science se précipitent là où les imbéciles ont peur de s’aventurer. Ou peut-être est-ce l’inverse.
Quoi qu’il en soit, je lâchai dans la chambre de Eyre une dizaine de moustiques de mon laboratoire. Et tiens-toi bien, les six insectes qui se posèrent sur lui dans l’intention de se mettre à table tombèrent morts. Par terre, comme Backers.
Après un nouveau long silence, Morna prit la parole :
— S’il peut guérir les gens...
— Pas lui, rectifia Croker. Je pense que les mystérieux micro-organismes jaunes de ses tissus sont d’une façon ou d’une autre responsables de ce qui se passe. Cela paraît incroyable, mais...
— S’il peut guérir les gens, c’est formidable ! s’exclama Morna.
— Mais s’il peut aussi tuer..., murmura Leo. Et je dis bien si parce qu’il faudra procéder à d’autres expériences avant d’admettre la possibilité d’un tel pouvoir. Si donc il peut tuer tous ceux qui le menacent...
— Eh bien ? demanda Croker.
— Imagine ce qui arriverait s’il sortait d’ici. On ne peut pas laisser en liberté un homme comme lui. Quand je songe au nombre de colères que je lui ai fait piquer ! Ce serait pire que de lâcher un tigre affamé dans la Grand-Rue.
— Exactement, approuva Croker. Et tant qu’il restera en catatonie, il ne pourra sortir d’ici. Nous allons le mettre en quarantaine absolue : après tout, il a peut-être une maladie mortelle. Et si vous répétez un seul mot de tout ceci à n’importe qui, y compris aux membres de sa famille, je nierai en bloc. Epples ne dira rien, Backers non plus. Je l’ai gardé ici précisément pour pouvoir le contrôler. Tu comprends ?
— Je comprends que Paul passera peut-être le reste de ses jours à l’hôpital, dit Tincrowdor. Pour le bien de l’humanité.